Aujourd’hui, les médecins généralistes sont parfois pointés du doigt pour leur rôle présumé de « grands prescripteurs » d’antidépresseurs. Selon certaines estimations, 10 % d’entre eux auraient prescrit des antidépresseurs à plus d’un patient sur cinq l’année dernière. Ce chiffre, présenté de manière brute, mérite pourtant d’être analysé à la lumière du contexte clinique, social et organisationnel dans lequel ces prescriptions s’inscrivent pour de nombreux généralistes.
Plutôt que de stigmatiser, « il est urgent de comprendre : évaluer les prescriptions selon les indications thérapeutiques réelles, les alternatives disponibles, les contraintes du terrain, et le manque criant de solutions accessibles en santé mentale. À travers cette analyse, je souhaite interpeller les autorités sanitaires, et en particulier le ministre de la Santé, sur le rôle incontournable – mais trop peu reconnu – du médecin généraliste dans la prise en charge des troubles psychiques », explique le Dr Kevin Pirotte, généraliste au Centre médical Remedis, à Seraing.
Un système saturé, une première ligne en difficulté
Les généralistes sont aujourd’hui en première ligne face à une explosion des troubles anxieux et dépressifs. « La pénurie de psychiatres et de pédopsychiatres, combinée à des listes d’attente interminables pour les psychologues (de première ligne ou non conventionnés), place les médecins de famille dans une position de plus en plus intenable. Lorsque le patient souffre, la réponse médicamenteuse, en combinaison avec l’écoute bienveillante, devient parfois la seule option immédiatement disponible », ajoute-t-il.
Cette réalité est encore plus dramatique dans les maisons de repos et de soins. « Parfois, nous y sommes témoins d’un véritable effondrement de la dignité dans la fin de vie. Le sentiment de désinsertion sociale, le manque de perspectives, l’isolement chronique : autant de facteurs qui alimentent la souffrance psychique des aînés. Dans ce contexte, les antidépresseurs ne sont souvent qu’un pansement chimique sur une souffrance existentielle. »
Quatre pistes
Face à cette situation, « je propose quatre leviers d’action concrets pour structurer et renforcer le rôle du médecin généraliste dans la santé mentale, en cohérence avec les réalités du terrain. »
1. Créer des trajets de soins psychiatriques pour les cas complexes
À l’image des trajets de soins existants en diabétologie ou en néphrologie, il est temps de développer un trajet de soins psychiatrique structuré. « Celui-ci permettrait, pour les cas complexes, une collaboration protocolée entre généralistes et psychiatres : minimum trois consultations spécialisées, évaluation clinique partagée, examens complémentaires si nécessaire, et avis neuropharmacologique. Ce cadre favoriserait des diagnostics plus précis, un ajustement thérapeutique sécurisé et une coordination continue. Il pourrait être financé selon des modalités analogues aux autres trajets chroniques. En contrepartie, les psychiatres pourraient déléguer plus sereinement certains suivis au généraliste, désengorgeant ainsi la seconde ligne. »
2. Former les généralistes à la sémiologie psychiatrique en soins primaires
Les troubles mentaux sont avant tout des entités cliniques : dépressions masquées, troubles mixtes, états limites ou psychoses débutantes nécessitent un repérage fin. « Or, la formation initiale reste souvent lacunaire sur ces questions. J’appelle à une intensification des formations continues interdisciplinaires, en particulier en sémiologie psychiatrique appliquée à la première ligne de soins. L’ASBL Resumes (www.resumes.care), organisme de formation médicale continue pluridisciplinaire, constitue un acteur idéal pour développer de tels modules, en associant médecins, psychologues et intervenants de terrain. Cette approche permettrait un renforcement ciblé des compétences sans alourdir la charge des praticiens. »
3. Financer le temps et la complexité des soins en santé mentale
« Il est temps de reconnaître financièrement la place du généraliste dans la prise en charge des troubles psychiques : consultation longue, écoute active, coordination interdisciplinaire, travail de lien avec le réseau social du patient. Tout cela prend du temps, exige de l’engagement, et n’est que partiellement valorisé. Je propose un financement dédié aux soins en santé mentale en médecine générale : consultation longue mieux rémunérée, soutien forfaitaire pour les prises en charge chroniques, possibilité de consultations conjointes dans les pôles intégrés. Cette reconnaissance est une condition sine qua non pour maintenir une médecine générale humaine et compétente dans ce champ. »
4. Ouvrir la recherche vers des outils complémentaires d’aide au diagnostic
« Enfin, bien que cela reste prospectif et à des fins d’études, certaines techniques neurophysiologiques comme l’électroencéphalographie quantitative (qEEG) ou la stimulation magnétique transcrânienne (TMS) pourraient, à terme, contribuer à affiner les profils neurocognitifs de certains patients et guider les choix thérapeutiques. Ces outils doivent être explorés dans des contextes cliniques ciblés (résistance aux traitements, troubles atypiques), en collaboration avec les centres de référence hospitaliers. »
Quel avenir ?
« Les généralistes ne sont pas les “grands prescripteurs” irresponsables que certains voudraient caricaturer. Ils sont les derniers remparts accessibles d’un système débordé, les premiers interlocuteurs des patients en souffrance, et souvent les seuls à garder un fil thérapeutique dans la durée. Il est temps de cesser de les culpabiliser, et de construire avec eux des solutions structurantes, justes et réalistes. La santé mentale est un enjeu majeur de santé publique. La médecine générale doit y jouer un rôle de premier plan, à condition d’être écoutée, soutenue et respectée. Le patient doit être vu au bon moment, au bon endroit, par le bon praticien et au juste prix. »