Dans l’ombre de la rue de Flandre, l’une des plus anciennes artères commerçantes du centre de Bruxelles, le chef San Degeimbre lève le rideau sur Jayu, sa dernière création. Plus qu’un restaurant, un manifeste : douze couverts, douze actes, deux représentations par soir. Et un mot d’ordre — jayu, « liberté » en coréen — décliné dans chaque détail.
Le décor est celui d’une maison bruxelloise étroite, à la façade discrète. On y pénètre comme dans une loge. Ici, pas de salle bruyante ni de va-et-vient de service : le repas est une représentation. Lumières ciblées, tempo millimétré, gestes chorégraphiés. L’équipe en cuisine évolue comme une troupe silencieuse, chacun jouant son rôle avec rigueur et retenue.
Une partition à douze temps
Le menu, lui, s’annonce comme un livret de théâtre. Douze actes, douze évocations sensorielles où la Corée dialogue avec l’Europe. Au pays du matin calme ouvre la marche : notes fermentées, bouillon clair, tension maîtrisée. Puis vient Kissed by nature, un végétal réinventé, croquant et précis. Plus loin, Meat you half way ose la jonction entre terre et mer, gras et umami. Le parcours est fluide, jamais démonstratif. Chaque plat avance en écho au précédent, chaque bouchée appelle la suivante.
San Degeimbre, formé en autodidacte, n’a plus à prouver sa maîtrise du goût. Ce qu’il cherche ici, c’est autre chose : une dramaturgie du repas. On pense parfois à un kaiseki, parfois à une performance d’art contemporain. Mais l’ensemble reste chaleureux, incarné. Loin de l’exercice cérébral, Jayu séduit par sa générosité contenue.
L’art de l’ellipse
Pas de nappes, pas de discours inutiles. Le personnel, discret, se retire presque entre chaque plat. Le silence s’impose comme un ingrédient à part entière. Un silence habité, comme au théâtre, entre deux répliques fortes. Quand Le goût des temples arrive, fumé et méditatif, on comprend que Jayu n’est pas un hommage, mais une traduction : celle d’une culture dans une autre langue.
Bruxelles en avait besoin. Dans une ville gourmande mais parfois timide, cette adresse vient rappeler que l’audace n’est pas incompatible avec l’émotion. Ni avec l’attention portée aux produits : tout ici est pensé avec justesse — saisonnalité, provenance raisonnée, et un goût assumé pour les produits d’ailleurs.
Le prix de la liberté
Cette expérience, calibrée comme une représentation, a un prix : 130 euros pour le menu en douze actes, hors boissons. Un accord mets et boissons — vins naturels, infusions, fermentations — est proposé en supplément, au prix de 60 euros par personne. Pas de déjeuner, pas de formule allégée. On vient à Jayu comme on entre en scène, à l’heure dite, pour un moment unique.
Le pari est assumé : Jayu n’ouvrira que le soir, évitant le tumulte du quartier en journée. Mais ceux qui franchiront le pas en sortiront transformés. On n’y vient pas pour dîner. On y vient pour vivre un moment. Et peut-être, l’espace de deux heures, toucher du doigt une autre manière d’habiter le temps.
JAYU
Rue de Flandre 19, 1000 Bruxelles
Du mardi au samedi, deux services : 17h30 et 20h30
Menu : 130 € (hors boissons) Full expérience 190 €
Réservations : jayubxl.be