Tribune libre - Dr Philippe Devos: «Pourquoi je défends les suppléments d’honoraires»

Après avoir lu de nombreuses inexactitudes, de tous bords, à propos de la suppression des suppléments d’honoraires et ayant marre d’être mal considéré par certains parce que je prends dans certaines circonstances des suppléments, je voudrais vous exposer ma réalité dans une région qui est loin de ressembler à Uccle.

A. A quoi servent les suppléments?

Une fois perçus, les suppléments partent dans 3 poches:

  • Une partie est rétrocédée à l’hôpital afin d’équilibrer son budget, payer les infirmières,…

  • Une partie sert à financer du matériel non remboursé ou des projets non financés.

  • Une partie va dans la poche du médecin (après cotisations sociales, impôts et 3° pilier pour espérer avoir une pension).

Prenons les 3 poches et analysons un peu.

B. Pourquoi tous les hôpitaux n’acceptent pas que les médecins réclament de suppléments aux patients en chambre à deux ou plusieurs lits?

Comme je l’ai dit, cet argent sert à équilibrer le budget de l’hôpital. L’Inami et le SPF Santé publique reconnaissent depuis des années que le financement public (appelé BMF : budget des moyens financiers) accordé aux hôpitaux ne suffit plus à financer les hôpitaux (un exemple, ils exigent un quota d’infirmières mais fournissent l’argent pour ces quotas infirmiers correspondant au salaire d’une infirmière des années 2000. L’index depuis lors est à charge de l’hôpital).

Les hôpitaux publics (regroupés dans une ASBL : Santhea) sont régulièrement en déficit et leurs dettes sont épongées tantôt par les communes, tantôt par l’Etat (les «plans tonus»).  Pas besoin donc de suppléments: l’argent tombe toujours. Les hôpitaux privés eux, ont été exclus de ces financements de sauvetage. On les a laissés dans les ennuis. Certains ont fermé et d’autres fermeront. C’est ce système qui a permis à certains hôpitaux de racheter des plus petits au bord de la faillite (Ste Rosalie, Notre Dame des Bruyères, l’Espérance,…). Vous remarquerez que c’est seul les privés qui ont bu la tasse.

Ceux qui ont survécu ont dû trouver l’argent ailleurs. L’Etat ne donnant rien, il faut se tourner vers les patients. Les moyens pour obtenir de l’argent des patients sont les suppléments de chambre et les suppléments d’honoraires médicaux. Les hôpitaux, en effet, ont la possibilité de ponctionner dans nos honoraires.

Vous aurez rapidement compris que les hôpitaux privés prélèvent en moyenne plus que les publics puisqu’ils n’ont pas d’autre choix. Comme par hasard d’ailleurs, les seuls qui ont écrit pour dire que c’était bien de supprimer ces suppléments, ce sont les publics: logique cela affaiblit leurs concurrents. J’ai contacté leur concurrent et eux ils ont la trouille de nous soutenir car ils ont peur qu’on s’attaque à eux (diminution des subsides).

20% des hôpitaux prennent des suppléments dans les chambres à deux lits. Cela représente environ un tiers des hôpitaux privés.

Alors comment font les deux tiers restant? Ils ont différentes techniques: renoncer à soigner des maladies peu rentables, augmenter les suppléments dans les chambres seules, ne plus investir dans certains bâtiments, matériels, etc. Ils ont aussi parfois un profil de patientèle plus favorable (en Flandre, il y a moins de patients défavorisés, moins de patients qui ne paient pas, etc.): pas étonnant qu’il n’y ait peu d’hôpitaux flamands dans le tiers d’hôpitaux qui prennent ces suppléments.

Pour mon hôpital, ces suppléments représentent plusieurs centaines de milliers d’euro. Les gestionnaires comptaient dessus pour les investissements futurs (on construit un nouvel hôpital). Ils vont devoir rationnaliser. Le patient aura quelque chose de moins bien.

Ce que je trouve injuste sur ce point-ci, c’est que les deux réseaux ne reçoivent pas la même chose pour fonctionner. Alors quand on supprime les suppléments, on agrandit encore ce fossé injuste. Si la mesure s’accompagnait d’un refinancement hospitalier, je ne dirais rien mais ce n’est pas le cas.

Quand j’entends Test Achats ou les Mutualités chrétiennes dire que si les suppléments étaient nécessaires alors tout le monde en prendrait, c’est qu’ils ignorent cette réalité: comparons ce qui est comparable SVP.

C. Quel matériel financent les suppléments?

Dans mon hôpital (désolé, je ne parle que de ce que je connais), le conseil médical a créé un fonds d’investissement financé par une partie des suppléments.

Ce fonds nous permet d’acheter du matériel que l’Inami juge inutile.

Exemples :

  • Dans l’opération qui consiste à retirer des tumeurs de la glande parotide, il existe un risque de sectionner le nerf facial qui émerge au milieu de la glande. Le patient est d’ailleurs toujours prévenu qu’il risque de se retrouver paralysé du visage. Il existe un détecteur jetable que le chirurgien peut utiliser. L’Etat a décidé que financer ce détecteur pour toutes les opérations couterait trop cher pour un gain en terme de santé public nul: un patient avec un visage paralysé reste en «bonne santé» aux yeux de l’Etat (en clair, il n’a pas d’incapacité de travail). Il est donc logique en termes de macro-économie de la santé de ne pas payer. Mais si ce patient c’était vous ?
    Personnellement je préfèrerais l’avoir ce détecteur. Le problème est que la loi interdit à l’hôpital ou au médecin de vous le faire payer directement. Il est légalement obligatoire que le médecin paie lui-même le matériel qu’il utilise avec ses honoraires (d’où le coût élevé de l’honoraire car il paie du matériel coûteux). Or ici, ce matériel coute 2€ de plus que l’honoraire total de l’opération. Si le médecin place le matériel, il travaille à perte et c’est illégal. Alors que fait-il? Il prend un supplément d’honoraires pour payer le détecteur. Avec la nouvelle loi, on vient de remballer les détecteurs à la firme.

  • Le même exemple s’applique dans les curetages des gynécos: on ne pourra plus utiliser un bistouri électrique bipolaire plus sûr que le monopolaire actuellement remboursé.

  • Je vous ai dit que le matériel doit être financé par les honoraires, il en est de même pour les infirmières instrumentistes (celles qui aident le chirurgien). Mes collègues urologues ne pourront plus faire de circoncision car sans suppléments ils travaillent à perte (-22€) après avoir payé l’instrumentiste, le matériel et ce que l’hôpital prélève en plus (qui pour rappel est plus élevé chez nous que dans le privé).

  • Il y a bien sûr des centaines d’autres exemples: rien que sur facebook, j’ai lu des cardiologues, des orthopédistes, des gynécos expliquer ces aberrations.  Il faut savoir que pour certaines spécialités, l’honoraire n’a plus été revu depuis des décennies. Le travail est si colossal que l’Etat n’a pas le temps de tout réformer visiblement.

A côté du matériel, on finance aussi des projets que l’Inami estime pas ou peu utile.

Un exemple chez nous est l’Espace plus.

Partant du principe que le cancer est une maladie atroce et que certains cancers peuvent avoir des dégâts psychologiques encore plus que d’autres (exemple : cancer du sein), on s’est dit que nous devions tenter de rendre à nos patients leur estime de soi et le goût de la vie afin qu’ils se battent. On croit que s’ils se battent avec nous, ils guériront mieux. Malheureusement, ce n’est pas scientifiquement prouvé et donc ce n’est pas financé. Alors on a créé un espace où les patients cancéreux peuvent avoir des cours de maquillage, des cours pour bien porter une prothèse dans un soutien-gorge, pour bien choisir sa perruque, ils peuvent aussi avoir des massages relaxants, des discussions, etc.

Les suppléments d’honoraires servent à payer ce projet (esthéticiennes, masseurs,…) car l’accès pour nos patients est gratuit.

Au total, rien que chez nous, nous finançons une cinquantaine d’autres projets de cette façon-là. Quand l’Absym parle de licenciements, c’est évidemment ici que cela va se passer et c’est bien dommage car je trouve que c’est vraiment bien.

D. Mais le médecin lui aussi touche de l’argent.

Effectivement, les suppléments en chambre à deux lits représentent 20 % de mes revenus. (hors des gardes).  Je ne pleure pas sur la perte de 20% de revenus. Dans cette période difficile, beaucoup de gens perdent autant voire perdent carrément leur boulot. Ce n’est donc pas très décent de se plaindre.

Je nuancerais cependant un peu. Si je gagnais les sommes d’argent que la ministre a publié (800 € par demi-journée !!), je n’écrirais pas ce texte (je serais plutôt en train de dépenser mon argent à Monaco).

Dire qu’on gagne tous autant, c’est comme si on disait que tous les pâtissiers gagnent autant que Marcolini ou bien que tous les avocats du pays gagnent autant que Marc Uyttendaele. Franchement, y a de quoi se vexer non ?

Ma réalité c’est que je travaille dans une des villes les plus pauvres du pays. Le CPAS de Liège est le plus grand de Belgique en nombre de demandeurs. Mon hôpital vit dans cette réalité. C’est d’ailleurs pour cela que l’Etat l’a classé dans le top 20 des hôpitaux s’occupant du plus grand nombre de patients «sociaux».

J’ai en effet une grande partie de ma patientèle qui est défavorisée (plus de 30%): on s’occupe autant de ces patients que le CHR de la Citadelle et de bien plus de ces patients que le CHU par exemple. Ce qui sauve Saint-Joseph, c’est que nous avons les deux extrêmes. Une autre partie de la clientèle a des revenus aisés.

Légalement, les médecins ont convenus il y a longtemps avec la ministre que nous ne prendrions pas un cent de supplément chez les patients «sociaux».

Pour les autres, c’est la chambre qu’ils ont choisi en s’inscrivant qui compte (et pas celle dans laquelle ils sont réellement: quand la ministre dit que les gens qui choisissent une chambre commune et qui se retrouvent dans une chambre à deux par manque de place paient, c’est faux et illégal).

Une fois ces prélèvements obtenus, ils servent à tout ce que je vous ai expliqué. Chez nous, actuellement, nous mettons à disposition de tous les patients les techniques et services payés par les suppléments (que le patient en ait payé ou pas). Evidemment, le risque est que certains hôpitaux ne réservent à l’avenir tous ces avantages rien qu’aux patients en chambre seule puisque les budgets vont chuter et ne permettront plus de donner à tous.

Ce genre de mesure pourrait donc créer dans certains hôpitaux une médecine à deux vitesses qu’elle est censée éviter et qui n’existe pas sur le terrain. C’est aussi cela qui m’énerve: que ces grands penseurs de bureaux politiques et ces journalistes de rédactions qui font des déclarations viennent un peu sur le terrain voir non di dju!

Le dernier argument faux cul que j’ai encore entendu est que les médecins qui prennent des suppléments gagnent mieux leur vie et donc que les pauvres hôpitaux publics ne savent plus garder leurs bons médecins.

Cela veut donc dire que pour la ministre, seul l’argent compte pour les médecins des hôpitaux publics. Pour en connaître quelques-uns, je pense que c’est vraiment vexant pour eux.

Pour Liège, dans ma spécialité, je gagne en temps plein beaucoup moins que mes collègues des intercommunales: on en a déjà discuté souvent entre nous. Simplement parce que j’ai les mêmes patients qu’eux (30% de «sociaux») et que l’hôpital me prélève plus: y a pas de miracle. On a pas 200.000 Albert Frère à Liège. Les Marc Uyttendaele vivent à Bruxelles. Même les politiciens vivent à Uccle…

Et donc, le supplément que l’on prend en chambre à deux est de 100% et pas de 300% comme cela se pratique à Bruxelles.

Désormais, l’écart salarial va encore se creuser ce qui me semble injuste puisque je fais autant de travail social que les autres. Si on payait les ministres occupant certains postes plus cher que d’autres, je pense qu’ils feraient grève. Ce n’est pas une question de montant salarial, c’est une question de principe, de justice et d’équité!

Enfin, il ne faut pas se leurrer non plus, si l’argent n’est pas ma priorité dans l’exercice de mon métier, je me suis quand même endetté à hauteur de mes revenus comme une majorité des belges. Un prof d’économie relatait dans Le Soir du 8/10 à propos des honoraires médicaux qu’on est déjà largement les moins bien payés des pays qui nous entourent (à cause de cela, chaque année 250 médecins belges quittent et 200 roumains arrivent en Belgique). Si je me retrouve à ne plus pouvoir payer mes emprunts, faudra bien que je parte à l’étranger: je n’aurais pas le choix. Et nous assisterons à un exode massif. Est cela que l’on veut ?

E. A qui profite le crime.

Enfin, la nausée me monte encore quand je vois qui paie ces suppléments. Pour rappel, aucun patient défavorisé ne les paie: c’est illégal. Seul les patients favorisés paient. C’est donc pour moi un nouvel impôt déguisé. Quand on sait que 80% de la population a une assurance hospitalisation et presque 20% de la population possède un statut «défavorisé», on voit que un très faible pourcentage paie de sa poche.

L’immense majorité des suppléments est donc payé par les assurances. Ces assurances sont soit privées, soit sont des mutuelles. Ces organismes sont puissants, riches (bien plus que les médecins: mandataire politique, je suis allé à l’inauguration des Mutualités chrétiennes à Liège, et c’était une réception grand luxe: je n’ai jamais vu cela dans aucun hôpital!) et ultra politisés. Ils ont donc les moyens d’influencer la presse et la ministre pour leur faire prendre des mauvaises décisions.

Oui, une mauvaise décision car vous l’aurez compris via ce texte, une partie de l’argent venant de ces suppléments est utile et tôt ou tard, soit c’est l’Etat ou vous qui le paierez (mais plus les mutuelles) soit vous aurez des prestations de moindre qualité.

C’est donc super idiot de supprimer cela puisque cela ne coûtait qu’aux mutuelles et pas à l’Etat, le tout pour avoir une meilleure médecine.

Alors, certains diront que le risque c’est que moins de 80% de la population ne souscrivent ces assurances car elles deviendront trop chères à cause des suppléments.

Plusieurs arguments contredisent cela :

  • La prime maximum des assurances est fixée par la ministre: ils ne peuvent pas faire ce qu’ils veulent.

  • Les suppléments qu’ils remboursent ne représentent qu’une infime partie de leur budget: savez-vous que les frais de fonctionnement des mutuelles (qui sont payés par l’état) coûtent autant que tous les honoraires de tous les généralistes du pays?

  • Il y a plusieurs moyens de faire des économies avant de s’attaquer à cela. Evidemment, lorsqu’on sait qu’une des plus grosses mutuelles avait quasi placé tout son trésor de guerre dans Dexia holding alléché par les taux supérieurs à 8%, on peut se poser la question de la gestion en «bon père de famille» de ces patrons postés par le politique. Est-ce à nous de payer pour eux ?

Et là, il y a un truc qui me surprend. Lorsque l’Absym a parlé de 3.000 emplois supprimés, les mutuelles ont répondu: impossible que 3.000 emplois soient perdus. La somme totale de ces suppléments ne représente que quelques centaines d’emplois tout au plus. Donc réduit de 50%, on en arrive à une somme selon eux insignifiante et pourtant ils bloquent.

Je crois donc que soit  les chiffres de l’Absym sont vrai et 3.000 personnes vont partir au chômage (et la mesure aura donc couté bien cher à l’Etat), soit c’est un plan d’action et qu’ils veulent les supprimer par principe. En espérant pouvoir s’attaquer aux chambres seules ensuite comme d’ailleurs plusieurs mutuelles l’ont déclaré dans les journaux en juin dernier. Cela entrainera une nette perte pour tous les hôpitaux qui devront renoncer à tout nouvel investissement: on fera de la médecine moyenâgeuse ou avec des listes d’attente de fou comme en Grande-Bretagne.

Voilà, pour toutes ces raisons, je trouve qu’il est légitime de se battre pour le maintien des suppléments d’honoraires en chambre à deux ou plusieurs lits.

Si idéologiquement, on veut faire payer la crise aux médecins travaillant dans les zones les plus riches, on peut proposer de plafonner à 100% en chambre à deux ou plusieurs lits mais justement pour protéger les zones les plus pauvres, ne pas descendre en dessous.

J’espère donc que des politiciens, des journalistes, des citoyens moins influencés par les mutuelles auront le courage de venir voir sur le terrain et constater de leurs yeux ce que j’ai écrit. Je les attends car c’est ma réalité. J’espère qu’ils viendront et alors ils me soutiendront car c’est la meilleure des voies pour mes patients et mon hôpital.

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