Un plan alcool qui ne décolle pas : y a-t-il un pilote dans l’avion? (Dr T. Orban)

La récente interpellation, à la chambre le 08 juin 2021, du Ministre Frank Vandenbroucke par les députés Sophie Rohonyi (DéFI) et Hervé Rigot (PS) concernant la problématique de la consommation et l’urgence d’avoir un plan alcool a rappelé que la Belgique se trouve toujours sans plan stratégique face à la réalité du mésusage d’alcool. 

C’est une longue histoire que celle de ce plan qui ne parvient pas à décoller depuis 2008 déjà ! Les ministres successifs n’ont jamais réussi à mettre sur pied une stratégie efficace, solide et volontaire malgré l’urgence du problème du mésusage d’alcool. Le lobby alcoolier, efficacement relayé par l’openVLD qui s’est systématiquement opposé à l’adoption d’un document consensuel semble avoir gagné jusqu’à présent. Au prix et au mépris de milliers de morts…et sans qu’il semble y avoir un pilote dans l’avion !

L’alcool est ubiquitaire chez nous. C’est particulièrement visible en cette période de compétition de l’Euro de football. La bière nationale coule à flot, alimentant la liesse et l’allégresse tout autant que la déception éventuelle, dictée par le verdict d’un match. Peu importe la raison finalement, pourvu qu’on fasse la fête tous ensemble, et en buvant c’est tellement mieux ! Ce comportement est mis en valeur et encouragé par l’industrie alcoolière qui s’en frotte les mains et fait tout pour que personne ne manque d’alcool : vin, bière ou autre. 

2.500 décès par jour

Mais davantage qu’un lubrifiant social, l’alcool est un psychotrope qui à l’instar d’une drogue provoque des effets sur le comportement au long cours et sur la santé en général. Il est impliqué dans plus de 200 pathologies et traumatismes selon l’OMS. C’est aussi un perturbateur endocrinien et un carcinogène majeur. La corrélation entre vente d’alcool et mortalité liée au cancer est statistiquement démontrée et les femmes ne sont pas épargnées puisqu’un excès d’incidence de 15/1000 cas de cancer pour chaque augmentation d’un verre standard par jour est constatée et que 11 (sur les 15) sont des cancers du sein (1). L’alcool est la cause de près de 1 million de décès chaque année en Europe, soit environ 2 500 décès par jour ! (2)  A l’époque d’une déclaration journalière du taux de décès liés à la Covid19, ce chiffre laisse songeur...Au niveau mondial, l’OMS déclare un taux de 6 morts par minute liés à l’alcool ! C’est dire que le problème est d’envergure et qu’il renforce les inégalités sociales en santé puisque les buveurs et les familles ayant moins de revenus sont davantage touchés (2)

La consommation a glissé vers le domicile

La crise sanitaire a amplifié le phénomène chez certains consommateurs (gros buveurs aggravant leur consommation, petits buveurs prenant des habitudes de consommation excessive sous l’emprise du stress lié à cette crise) et dans certaines tranches d’âge (35-44 ans alors que les 18-24 ans semblent logiquement l’avoir diminué vu la « fermeture » des campus). Et si lors du premier confinement la consommation globale semble être restée stable, cela s’est traduit par une augmentation chez tout de même 30% des individus interrogés (3). Ce sont des chiffres qui ont peut-être évolués ensuite. La consommation a glissé vers le domicile, on a constaté une augmentation nette des ventes en grandes surfaces (4). L’alcool représente un coût non négligeable pour notre société (5) : s’il alimente les caisses de l’industrie alcoolière, il vide celles de l’Etat nous privant ainsi de moyens pour des politiques sanitaires indispensables. Le coût de l’alcool est également important sur le plan économique et en particulier dans le secteur du travail comme l’a démontré Lieven Annemans et son équipe (6) 

Un défi sociétal

Force est de constater que les dégâts sanitaires liés à l’alcool forment une vague tellement puissante que le tsunami ne sera évitable qu’avec une volonté et un courage politique sans faille. Il s’agit d’un défi sociétal pour faire face à ce qui représente un problème de santé publique majeur. En effet, davantage que les milliers de patients touchés par la maladie alcoolique, cela concerne aussi et surtout tous les autres ayant, eux, une consommation nocive pour leur santé. L’OMS ne s’y est pas trompée, en proposant déjà depuis longtemps des lignes directrices pour l’ensemble des états (2,7).

Bob est subventionné par les brasseurs

Il s’agit de mettre en place des mesures visant à restreindre l’accessibilité et donc la disponibilité de l’alcool. Cela concerne bien entendu, l’âge nécessaire pour en acheter et les endroits où l’on peut en trouver. Depuis longtemps je m’insurge contre cette ineptie qui consiste à vendre de l’alcool dans toutes les stations-services du pays alors qu’on ne peut prendre le volant en ayant bu plus de 2 unités d’alcool ! A ce sujet, l’OMS propose de renforcer les mesures contre l’alcool au volant. On peut s’interroger sur l’efficience du système actuel qui consiste majoritairement à des mesures répressives et judiciaires. Le préventif étant subventionné, telle la campagne « Bob », par la fédération des brasseurs : cherchez l’erreur.  En mettant ainsi l’accent sur la responsabilité personnelle en dépit des connaissances scientifiques, l'Etat et les alcooliers espèrent se rendre blancs comme neige. La restriction sur la publicité, le sponsoring et la promotion de l’alcool recouvre un ensemble de mesures dont la faiblesse chez nous est inversement proportionnelle aux gains de l’industrie alcoolière ! L’augmentation du prix de l’alcool serait pourtant une mesure efficace selon l’OMS, il est aisé de comprendre qu’elle entre frontalement en conflit avec les intérêts de grands groupes de ce secteur commercial. 

Le ministre ne semble pas au courant

Enfin, faciliter l’accès au dépistage des problèmes d’alcool ainsi qu’aux interventions brèves et aux traitements reste un pan entier du système sanitaire à développer aujourd’hui dans notre pays. La réponse du Ministre Vandenbroucke, de former davantage les généralistes, s’adresse à ce dernier point seulement, et encore en partie. Visiblement le ministre ne semble pas au courant de ce qui se passe de l’autre côté de la frontière linguistique : en Belgique francophone la formation continue des généralistes sur l’alcool existe depuis plus de 20 ans.

Conclusion

Etre dépourvu de plan alcool face à une déferlante de personnes qui s’alcoolisent, c’est comme entamer une crise de la Covid19 sans masque. Résultat : c’est la débandade (4).
Il en ira de même si nous continuons sans plan alcool. Il s’agit d’une responsabilité sociale en santé dont tout le monde doit se saisir : ministre fédéral, ministres régionaux malgré l’aéropage que cela forme, parlements, citoyens, industrie, pouvoirs locaux, universités et autres lieux d’enseignement. Une coordination est nécessaire. Nous constatons l’inverse : la majorité du temps chacun travaille dans son coin avec du bois de rallonge, ignorant même ce qui se passe chez le voisin : le SPF santé publique mettant en place des projets déjà réalisés au niveau régional, j’en passe… A l’instar de la crise de la Covid19, la réaction face à l’urgence de la problématique alcool ne sera efficace que si elle est concertée, organisée, structurée, planifiée. Un leadership robuste est indispensable et des actions fortes nécessaires, bien plus large que de « former davantage les généralistes », ce qui est déjà le cas chez les francophones depuis 20 ans…Le temps des réponses convenues et superficielles est révolu. Il y a déjà trop longtemps que nos autorités nous vendent du vent. Monsieur Vandenbroucke, il est grand temps de rassembler autour de vous tous ceux, et ils sont nombreux, qui sont prêts à mener ce combat. Il est temps d’avoir le courage de dire aux alcooliers qu’il y a trop de gens qui meurent d’alcool et que c’est notre silence à tous qui les tue.

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Derniers commentaires

  • Thierry LORAND

    22 juin 2021

    si on supprimait alcool, drogues, tabac et boissons sodas (obésité), on peut fermer 60% des lits d' hôpitaux
    Je viens encore de recevoir un couple de patients, tous les 2 cirrhotiques ayant bu chacun 1 litre de vin/jour(et plus) issu d'un cubi à 6 euros pour 3 litres vendu en grande surface. On laisse vendre n'importe quoi pour faire plaisir au plus grand nombre. C'est aussi très politique

  • Etienne PONCELET

    21 juin 2021

    Très belle synthèse que cet article dont je partage les points de vue .
    J'aimerais rêver d'un monde politique capable de s'élever au dessus des intérêts partisans et d' oser exprimer ce que cela rapporte à l'état mais aussi ce que cela coûte réellement. afin de prendre les décisions ad hoc .Pour une autre vie .
    Dr E.Poncelet